Notre rubrique Cueillette d’objets s’étoffe d’un kenzan ou « pique-fleurs » servant à la création d’arrangements floraux, ainsi que du merveilleux livre Créer avec la Nature de l’artiste Johanna Tagada Hoffbeck paru aux éditions Ulmer. Dans son livre mêlant art, écologie profonde et spiritualité, Johanna évoque notamment sa pratique de l’ikebana – art traditionnel japonais de la composition florale – dont le nom signifie « donner vie aux fleurs ». Elle nous livre ici un extrait de son ouvrage et répond à nos questions, le tout illustré de ses peintures, croquis et photographies.
Extrait Créer avec la nature (éd. Ulmer)
Chapitre 6 – UN MOMENT AVEC UNE PLANTE, Ikebana & peinture
« Une autre façon d’apprécier les fleurs est la pratique de l’ikebana, un ancien art japonais d’arrangement floral. L’ikebana est né de dévotion spirituelle et a voyagé avec le bouddhisme de la Chine vers le Japon au VIᵉ siècle. La tradition s’est ensuite développée durant l’époque de Heian (794-1185) et trouve ses origines actuelles dans l’époque de Muromachi (1338-1573). Au Japon, l’ikebana est d’abord devenu une forme d’offrande des prêtres bouddhistes et les premières écoles d’ikebana ont commencé à apparaître ensuite, en débutant avec l’école Ikenobō. Dans l’ikebana, le résultat de la composition, employant fleurs et autres plantes, existe comme paysage miniature. L’humanité, l’esthétique et l’équilibre font partie des principes d’ikebana, et les arrangements floraux créés sont généralement d’une esthétique bien plus minimale que ceux de style occidental.
L’ikebana est enraciné dans un mode de vie, c’est pourquoi on l’appelle aussi « cadō » ; comme dans « Chadō » (la cérémonie du thé), le suffixe « dō » souligne l’existence d’une philosophie à la fois subtile et riche. Les règles pour ces compositions florales sont strictes et méticuleuses, ce qui vaut parfois à l’ikebana d’être associé à l’austérité. Les matériaux saisonniers sont encouragés et les plantes qui ne se trouvent pas à l’apogée de leur floraison peuvent être utilisées. Ce qui m’a notamment attirée dans cette voie demeure le fait de pouvoir utiliser des plantes qui ont déjà vécu et possèdent les traces, les souvenirs de cette vie, comme de petits trous dans une feuille.
L’ikebana permet de célébrer tous les moments de la vie, du premier bourgeon à la feuille en décomposition.
En 2018, j’ai rejoint en tant qu’étudiante la branche anglaise d’Ohara-ryū, une école d’ikebana fondée au Japon en 1895. L’ikebana m’aide à percevoir, avec plus de détails, les feuillages et les nuances florales. En tant que peintre, sa pratique développe ma capacité à voir et soutient ma compréhension des espaces de respiration, ces zones de vide dans la composition d’une œuvre. En plus des fleurs, j’aime discerner les mains de mes professeurs et camarades de classe virevolter autour des végétaux, la lumière naturelle baignant la table et les outils éparpillés.
La plupart des personnes présentes dans la salle d’étude sont des femmes d’âge moyen ou âgées, car si l’« ikebana » peut sembler populaire sur les réseaux sociaux, il n’est pas assez répandu pour que de plus jeunes adultes l’étudient. Passer du temps avec ma professeure et d’autres étudiants représente un voyage entre le partage de souvenirs de jardins, de leur Japon, d’amusements et de rires, de discussions sur la beauté de tel ou tel professeur et de critiques constructives sur un arrangement du cours — tout en développant plus de discipline et de soin. Chaque leçon est un étrange et charmant mélange où la nature de chaque être est là, elle aussi.
Il y a bien des années d’études devant moi pour devenir professeure certifiée d’ikebana. Pour le moment, avec The Gardening Drawing Club, j’anime, avec respect, un atelier gratuit intitulé (Presque) Ikebana [(Almost) Ikebana]. Il s’agit d’une version légère et un peu humoristique d’un arrangement d’ikebana, avec seulement quelques règles à suivre (ou non), où l’on peut pratiquer avec une discipline moins intimidante, tout en se concentrant sur le matériel saisonnier et local provenant de fermes biologiques anglaises ou que je cultive sur mes parcelles. »
Deux questions à Johanna Tagada Hoffbeck
— Bonjour Johanna 👋 D’origine Alsacienne et après de nombreuses années à Londres, tu habites désormais dans un coin rural de l’Oxfordshire (UK). En parallèle de tes projets artistiques, tu continues de te former à la pratique de l’Ikebana au sein de la branche anglaise de l’école Ohara. Peux-tu nous en décrire l’esprit et comment tu cultives cet art au quotidien?
— Comptant parmi les principales écoles d’ikebana, l’école Ohara est établie tant au Japon qu’à l’international ; c’est pourquoi je peux étudier son programme sans vivre au Japon. Dans les styles de l’école Ohara on arrange les plantes comme elles le sont dans la nature. C’est donc une école très différente de l’école Sogetsu (fondée en 1927) par exemple, qui emploie des méthodes telles que faire des nattes avec les végétaux, etc. des techniques qui indiquent plus clairement l’implication de la main humaine et reflètent aussi profondément la personnalité et la créativité de la personne réalisant l’arrangement.
Voici quelques photographies d’arrangements que j’ai réalisés au printemps et en automne avec des fleurs et branchages du jardin. Bien que j’étudie l’ikebana, à la maison je ne cherche pas à exécuter un « style » et c’est un bon exercice que d’observer de ce dont je me suis imprégnée et comment cet art, doucement, très doucement, imprègne ma créativité. Parfois, j’arrange des plantes en extérieur, en sentant le soleil, le vent et les gouttes de pluie et sans trop réfléchir ; certes influencée par un style, mais sans être trop dure avec moi-même quant au respect de toutes les règles et sans chercher à créer une œuvre d’art.
— En 2021, tu as fondé le Gardening Drawing Club, une série d’ateliers gratuits et ouverts à tous – petits et grands – afin d’engager un dialogue autour de l’art et du jardin. L’un d’entre eux s’appelle (Presque) un Ikebana. Comment as-tu pensé tant l’approche que le format de cet atelier ?
— J’ai remarqué que le terme et l’esthétique « ikebana » sont particulièrement populaires via les réseaux sociaux. Pourtant dans ma formation, je rencontre très peu de personnes de moins de cinquante ans. La plupart des amis que j’ai invité au cours n’ont pas poursuivi les études d’Ikebana après une séance, en grande partie parce que les règles sont contraignantes (le nombre de tiges, de fleurs, les angles à considérer, etc.), requérant au début peut être plus de calcul que de créativité. J’ai donc souhaité que davantage de personnes aient l’opportunité de se connecter aux valeurs et à la beauté profonde de l’ikebana à travers l’expérience d’un moment joyeux, amusant et tout aussi méditatif.
Lors des ateliers, on s’immerge dans un jardin, dans une saison, on boit du thé biologique, on fabrique et on décore un vase à l’aide de gobelets en papier et de peinture à base de pigments végétaux, puis on arrange des fleurs locales en suivant plus ou moins le style Ohara connu sous le nom de « Tateru Katachi » en japonais (forme montante) dont je partage les enseignements pendant l’atelier. C’est pour cela que c’est ‘(Presque)’ un Ikebana! Je suis constamment impressionnée par ce que les participants composent et prends beaucoup de plaisir à photographier leurs pièces. Des créations qu’ils emportent tous à la maison.
Pour suivre les comptes de Johanna Tagada Hoffbeck et du Gardening Drawing Club :
www.instagram.com/johannatagada/
www.instagram.com/thegardeningdrawingclub/
www.youtube.com/channel/UC2LWeOrGOnaGW0BlsYn5wLA